Lineration

ATAQUE A SUDAN (entrevista a un ingeniero)

L'usine n'a jamais produit de composants chimiques, selon un ingénieur.
Par M.-L.C., P.H. ET F.RO.

A qui appartient l'usine Al-Shifa?

Jusqu'en mars 1998, l'usine appartenait à une joint-venture établie
entre un homme d'affaires soudanais du nom de Bachir Hassan Bachir
et Salem Baaboud, un Saoudien propriétaire d'une compagnie de
transport. En mars, Salem Baaboud a négocié la revente de l'usine
avec Salaheldin Idris, Saoudien d'origine soudanaise et conseiller
financier de la plus grande banque d'Arabie Saoudite, la National
Commercial Bank. Cette banque a des liens étroits avec la famille
royale saoudienne. Selon Washington, Oussama ben Laden a très tôt
contribué financièrement à la mise en place de l'usine. Une information
démentie par Baaboud. Hier, l'opposition soudanaise, intervenant
d'Asmara, en Erythrée, affirmait que ces propriétaires privés n'étaient
qu'une couverture et que l'usine appartenait en réalité au Front
national islamique (FNI, de Hassan el-Tourabi, idéologue du régime
soudanais, accusé par la Maison Blanche de soutenir le terrorisme).

Que fabriquait l'usine?

Washington a justifié son attaque en affirmant que l'usine produisait
des armes chimiques. Selon le New York Times d'hier,
l'administration américaine aurait examiné il y a plusieurs mois un
échantillon de terre provenant de l'usine et qui portait des traces d'un

composant chimique servant à produire du gaz de combat
neurotoxique VX, une des armes chimiques les plus meurtrières. Le
quotidien affirme que des scientifiques irakiens sont venus travailler
dans l'usine aux côtés des Soudanais. Depuis la guerre du Golfe,
Bagdad est accusé par les Etats-Unis d'essayer de produire du VX.
L'opposition soudanaise assure qu'Al-Shifa faisait partie d'un
programme comprenant d'autres unités implantées à Khartoum et
dans la région d'Al-Jézira: «Le FNI supervise et contrôle ce
programme dans le cadre d'un partenariat avec l'Irak et certains
cercles islamistes extrémistes, dont, notamment, Oussama Ben
Laden», indique son communiqué.

Khartoum dément tout en bloc, assurant que l'usine fabriquait des
antibiotiques et des produits vétérinaires. Le Soudan précise en outre
que l'exportation vers l'Irak des médicaments produits à Al-Shifa
avait reçu l'approbation de l'ONU dans le cadre des accords «pétrole
contre nourriture».

Selon Tom Carnaffin, un ingénieur britannique qui fut le directeur
technique d'Al-Shifa de 1992 jusqu'à fin 1996, «les affirmations
américaines ne sont pas plausibles». Joint par Libération, il assure
que l'usine n'a jamais produit de composants chimiques. «J'avais le
contrôle de tout ce qui se passait. Toute la technologie venait de
Jordanie et de Syrie. Aucun contact scientifique n'a été pris avec
les Irakiens. L'usine était ouverte à tous et n'a jamais fait l'objet
d'une attention militaire particulière.» Carnaffin rejette en outre la
possibilité qu'Idriss, le nouveau propriétaire, ait pu changer la nature

d'Al-Shifa. «Il n'a même pas encore fini de payer l'usine et n'en a
pas vraiment pris le contrôle.»

Est-il facile de produire des armes chimiques?

Les composants destinés à fabriquer ces armes sont disponibles sur le
marché et peuvent être assemblés par n'importe quel chimiste
compétent. Certaines usines pharmaceutiques performantes font
également de la synthèse chimique, à petite échelle. Selon Neil
Patrick, spécialiste du Proche-Orient au Royal United Services
Institute, «Al-Shifa pouvait parfaitement avoir une double
production, pharmaceutique et chimique. Mais jusqu'à présent,
aucune preuve n'a été apportée par Washington de sa capacité
chimique». L'usine, par ailleurs, n'était entourée d'aucun secret et les

étudiants en pharmacie de tout le pays venaient régulièrement y faire
des stages.

Quelle serait l'utilité d'une commission d'enquête de l'ONU?

Une commission d'enquête dotée de moyens appropriés aurait
incontestablement la possibilité de déterminer si le composant
chimique dont parlent les Américains a bien été produit dans cette
usine de Khartoum. De source diplomatique européenne, on en est
convaincu, en soulignant que «les traces ne sont pas indélébiles,
mais restent très longtemps». On rappelle ainsi que des traces de
gaz VX ont été repérées sur les têtes de missiles irakiens, des années
après, alors que Bagdad affirmait avec force que ses missiles n'en
avaient jamais été équipés. De quoi justifier l'envoi d'une commission
d'enquête de l'ONU pour déterminer avec un maximum de certitude
la réalité des accusations américaines. D'autant que le laboratoire de
l'usine Al-Shifa n'a pratiquement pas été abîmé par les missiles
américains.