Venezuela : la Révolution ne sera pas... pour tout de suite ! [La Sociale, janvier-fevrier 2005] http://lille.cybertaria.org/article408.html Le Venezuela, nouveau paradis des travailleurs ? A en croire la propagande forcenée à laquelle se sont livrés une partie de notre extrême-gauche européenne et leurs ami-e-s médiatiques (Daniel Mermet, Le Monde Diplomatique, José Bové, Manu Chao...), on l’aurait enfin (re-)trouvé. Après les désillusions soviétique, chinoise et cubaine, voici venir le nouveau messie de l’alter-mondialisme branchouille : Hugo Chavez, président de la république bolivarienne du Venezuela ! A grands coups de discours rentre-dedans contre l’oligarchie pétrolière, les médias privés et la pieuvre nord-américaine, Chavez a fini par persuader une bonne partie de l’opinion mondiale qu’il menait, à la tête d’un peuple confiant et enthousiaste, une petite révolution qui ferait enfin marcher le pays autrement que sur la tête. Une révolution où chaque paysan aurait son lopin de terre, où la rente pétrolière serait mieux redistribuée, où chacun-e pourrait participer à l’élaboration des décisions qui le ou la concernent, où l’éducation et la santé de tou-te-s seraient des priorités absolues, où l’intégrité des peuples indigènes et de leurs cultures seraient respectés. Porté au pouvoir en 1998 par un ras-le-bol général dû à la crise des revenus pétroliers et à l’incurie des deux partis qui se partageaient le pouvoir depuis 1958, Chavez a fait tout son possible pour diviser le pays. Le colonel s’est d’abord aliéné, grâce à ses discours pourfendeurs, les milieux d’affaires et la classe “supérieure” de la société, entraînant avec eux la plupart des grands médias privés. Arguant de cette adversité à la solde du géant états-unien, l’ancien putschiste n’a cessé de hurler au complot dans le but de faire se masser derrière lui tou-te-s ceux et celles qui trouvaient que, quoi qu’on pense, on vit mieux sous Chavez qu’avant lui. Un pays verrouillé Parmi ceux-là, une bonne partie de la gauche et de ceux et celles qui se sont fait une spécialité de chapeauter les mouvements sociaux. D’une main de fer, Chavez tient en laisse les médias publics, qui ne sont que des chambres d’écho de ses propres discours. Comme il aime la télé, il y fait une émission tous les dimanche, en survet’ aux couleurs du drapeau, où il répond des heures durant aux questions sûrement pas triées sur le volet des télespectateur-trice-s. Et c’est là qu’il vend sa fable du David vénézuélien des barrios (banlieues pauvres) contre le Goliath américain/américanisé des ranchos (les Beverly Hills de Caracas). Pourquoi est-ce une fable ? Parce que contrairement à ses promesses électorales, Chavez n’a pas mieux redistribué la rente pétrolière. Il a simplement changé la direction de la compagnie nationale - pas assez aux ordres à son goût, il a octroyé plus de concessions pétrolières aux Etats-Unis que n’importe lequel de ses prédécesseurs, alors qu’une partie du pays est toujours sous-alimentée énergétiquement. Contrairement à ses promesses électorales, il n’a pas poussé plus avant la décentralisation du pouvoir dans son pays. Au contraire, on assiste à une reconcentration des sphères de décision, et les processus de démocratie participative sont aussi malhonnêtes qu’avec Martine Aubry. Pas de réforme en profondeur Plutôt que de réformer les systèmes de sécurité sociale, d’éducation, de santé complètement défaillants, Chavez a préféré leur adjoindre les fameuses missions. Ces programmes temporaires, très spectaculaires -parce que très mis en scène, consistent à organiser des visites médicales dans les quartiers pauvres, à lancer des programmes d’alphabétisation, à permettre à des travailleur-euse-s de poursuivre leurs études, etc. Leurs vertus sont multiples pour le colonel-président. Elles matérialisent, pour une population qui s’est fortement appauvrie ces vingt dernières années, une amélioration de son sort (ou sa promesse) présentée par une propagande forcenée comme le cadeau d’un bienfaiteur. Ces missions ne représentant pas des changements profonds des structures sanitaires ou éducatives, elles peuvent disparaître à tout moment avec le sauveur auto-proclamé du peuple vénézuélien : autrement dit, du court terme pour améliorer la situation d’une population en détresse sociale, mais pas de quoi l’aider à sortir durablement de l’ornière. Le pays compte 6 millions de travailleur-euse-s informel-le-s, le pétrole occupe une part toujours plus importante des revenus du pays, Caracas est une capitale hypertrophiée où la pauvreté alimente une criminalité galopante. Des proclamations restées lettre morte En 1999, Chavez a promulgué une nouvelle constitution “bolivarienne” censée garantir à sa population un certain nombre de droits, notamment sociaux. Cette grande déclaration de principes n’a, pour une grande partie, jamais été suivie d’effets. Par exemple, la culture et le droit à l’autonomie des communautés indigènes qui subsistent dans le sud du pays sont toujours bafoués par le gouvernement lui-même (exploitation touristique et commerciale, saccage des ressources naturelles...) malgré ses promesses. Les mouvements sociaux sont plus que jamais baillonnés. Tout en prétendant être à l’écoute d’une population à laquelle il s’adresse comme à des enfants de 4 ans, Chavez s’appuie sur un ensemble de petits caporaux locaux qui maillent le territoire et les secteurs susceptibles de générer une contestation sociale visible. Lorsque, par exemple, une communauté de quartier commence à s’agiter pour obtenir des travaux de salubrité, elle est sommée par ces commissaires politiques d’attendre que le bon Chavez veuille bien débloquer les crédits, mais que pour l’instant il ne peut pas car il est occupé à lutter contre la pieuvre yankee. Cette pieuvre yankee, l’opposition, Chavez a tout fait pour la créer et l’agiter comme un épouvantail quand bon lui semble. Son autoritarisme a fait fuir une partie de ses anciens alliés vers cette opposition, qu’il qualifie de “diabolique”. Constituée d’un amalgame hétéroclite d’organisations de gauche, d’ONG, du syndicat de travailleurs majoritaire (cogestionnaire), du syndicat patronal, d’organisations créées de toutes pièces par la CIA, de nostalgiques de l’ancien régime, elle n’est rassemblée qu’autour du rejet de Chavez. Il ne faut pas s’étonner qu’un tel usage de la provocation verbale, de la promesse non tenue et de la brutalité (des milliers de salarié-e-s de la compagnie pétrolière nationale ont été licencié-e-s à coups de sifflet devant les caméras de télévision) ait mené en 2002 à des manifestations monstres qui se sont muées en une tentative de coup d’état (quand ça se passe en Serbie, en Ukraine, en Géorgie, on appelle ça gaiement “révolution orange”, ou “révolution des roses”) d’une extrême violence dans les deux camps. Rapidement ramené au pouvoir par ses généraux, Chavez a dû affronter l’été dernier une deuxième offensive de l’opposition, respectant cette fois-ci les “règles du jeu démocratique”, comme on dit. Les deux camps se sont affrontés lors d’un référendum visant à destituer le président. Après une campagne d’une violence verbale et d’une pauvreté politique inouïes, les Vénézuelien-ne-s ont voté. Quel résultat est sorti des urnes ? Personne ne le sait réellement. Motivés par la crainte savamment orchestrée d’éruptions de violences (les deux camps disposent de milices armées fanatisées), les observateurs internationaux se sont empressés d’accepter le résultat proposé par la majorité au pouvoir, malgré l’évidence de fraudes multiples dans tout le pays. Et ils sont partis sans demander leur reste. Il est temps de reprendre l’initiative ! Aujourd’hui, la population vénézuélienne est peut-être à la croisée des chemins. Pas dupes de la propagande médiatique des deux bandes qui se disputent le pouvoir, les habitant-e-s du pays ne nourrissent guère d’illusions sur la capacité du gouvernement en place à réellement améliorer la situation économique et sociale dans le pays. Ceux et celles qui ont voté Chavez l’ont fait sous la pression d’un chantage clientéliste, ceux et celles qui ont voté pour l’opposition l’ont fait par rejet de ce dernier. Le statu quo d’une mascarade politico-médiatique que leur font subir les élites ne peut plus durer très longtemps, et il y a fort à parier que les mouvements de contestation partis de la base (qui étaient une réalité très forte il y a dix ans) vont retrouver de la voix. Les anarchistes vénézuélien-ne-s organisé-e-s, actuellement en petit nombre, ont de nouveau un rôle à jouer dans la société. Jusque-là étouffé-e-s par les lieutenants du chavisme (y compris par des attentats à la mitraillette !), les membres de la CRA (Comisión de Relaciones Anarquista) qui éditent El Libertario et viennent d’ouvrir un centre social et culturel autogéré à Caracas, luttent pour faire entendre leurs voix et défendre l’auto-organisation et l’autonomie des luttes, pour une société égalitaire, sans médias crapuleux ni tribuns populistes !