CEPRID

Aucun point de contrôle dans le ciel

vendredi 2 mai 2008 par CEPRID

Ramzy Baroud Palestine Chronicle 30 - IV - 2008

Traduit par Garcia Esteban

Je me rappelle encore le visage de mon père – ridé, anxieux, chaleureux – lors de notre dernière séparation, il y a 14 ans. Il attendait debout au dehors de la porte rouillée de la maison familiale dans un camp de réfugiés de Gaza. Il était vêtu d’un vieux pyjama jaune et d’une blouse très ancienne. Pendant que je chargeais ma petite valise dans le taxi qui devait me mener à un aéroport israélien, à une heure d’ici, mon père restait toujours planté là. Je voulais qu’il rentre à la maison, il faisait froid et les soldats pouvaient surgir à n’importe quel moment. Comme la voiture roulait, mon père s’éloignait avec la distance, ainsi que le cimetière, le château d’eau et le camp. Jamais je n’avais pensé que je ne le reverrais plus.

Je pense maintenant à mon père, tel qu’il était ce jour-là. Ses larmes et ses dernières paroles frénétiques : « As-tu ton argent, ton passeport, une veste ? Appelle-moi dès que tu arrives. Es-tu sûr d’avoir ton passeport ? Contrôle t-il une dernière fois… »

Mon père a été un homme qui a toujours défié la notion que l’on peut seulement être le résultat de sa circonstance. Expulsé de son peuple à l’âge de dix ans, marchant pieds nus derrière ses parents, il est passé instantanément d’être le fils d’un propriétaire terrien à celui d’un réfugié sans un centime sous une tente bleue fournie par les Nations Unies à Gaza. C’est ainsi que débutait sa vie de faim, de douleur, de délaissement, sa lutte pour la liberté, l’amour, le mariage et les pertes.

Le fait qu’il ait été choisi pour quitter l’école et aider son père afin de pourvoir à sa famille qui vivait dès lors sous une tente, était devenu pour lui une source d’inquiétude. Sur une terre étrange et hostile, son nouveau rôle était d’aller vers le voisinage des populations et des camps de réfugiés pour vendre de la gomme à mâcher, des aspirines et d’autres petits articles. Ses jambes témoignèrent de toutes les morsures de chiens dont il souffrit durant ses voyages quotidiens. Plus tard les cicatrices ont été celles de tirs de mitrailleuses qu’il reçu pendant la guerre.

En tant que jeune et soldat de l’Unité Palestinienne de l’Armée égyptienne, il a passé des années de sa vie à marcher, le long du désert du Sinaï. Lorsque l’Armée israélienne prit le contrôle de Gaza, après avoir vaincu les arabes en 1967, le commandant israélien se réunit avec ceux qui avaient servi comme officiers de Police sous l’autorité égyptienne et leur offrit la chance de poursuivre leur service sous l’autorité israélienne. Avec beaucoup d’orgueil et volontairement, mon jeune père choisit la misère et la pauvreté plutôt que de travailler pour l’occupation. Et comme il fallait s’y attendre, il a payé le prix pour cela. Plus tard son fils de deux ans mourût.

Mon frère aîné est enterré dans le même cimetière qui longe la maison de mon père dans le camp. Mon père qui ne pouvait s’ôter de la pensée que son unique fils était mort parce qu’il ne put acheter ni médicaments ni de la nourriture, se trouvait toute la nuit éveillé près de la petite tombe ou en train de disposer autour de celle-ci des pièces de monnaies et des sucreries.

La réputation d’intellectuel de mon père, son obsession avec la littérature russe, et son aide infinie à ses camarades réfugiés, lui apportèrent d’incalculables problèmes avec les autorités israéliennes qui se vengeaient en lui ôtant le droit de sortir de Gaza.

Son asthme sévère qu’il développa dans son adolescence, s’aggravait faute de soins adéquats. Malgré ses crises quotidiennes et tous ses essoufflements constants à cause desquels, il respirait avec difficulté, il avait négocié implacablement le chemin de sa vie, pour la cause de sa famille. D’un côté, il refusa de travailler comme ouvrier israélien. « La vie par elle-même ne vaut pas une miette de ce que vaut la dignité de soi », insistait-il. D’un autre côté, avec toutes les frontières fermées sauf celle avec d’Israël, il avait besoin d’une voie pour avoir des ressources. Il achetait des vêtements à bas prix, des chaussures, des téléviseurs usagés et d’autres articles et il trouvait le moyen de les transporter pour les revendre dans le camp. Il investissait tout ce qu’il avait gagné afin de garantir à ses garçons et à sa fille la possibilité d’obtenir une bonne éducation, une mission très ardue dans un lieu comme Gaza.

Mais lorsque la révolte de 1987 éclata, et que notre camp devint un champ de bataille entre les lanceurs de pierres et l’Armée israélienne, la nouvelle obsession de papa fut simplement la survie. Notre maison était la plus proche du Carré Rouge appelé arbitrairement ainsi à cause du sang qui y coulait et parce qu’il bordait le «  cimetière des Martyrs ». Comment un père pouvait-il protéger sa famille de manière efficace au milieu d’un tel environnement ? Les soldats israéliens faisaient irruption dans notre maison des centaines de fois, et c’était lui qui d’une façon ou d’une autre les faisaient reculer, en implorant pour la sécurité de ses enfants pendant que nous nous blottissions dans une pièce obscure en attendant notre destin. «  Vous comprendrez lorsque vous aurez vos propres enfants », disait-il à mes frères aînés quand ils protestaient d’avoir permis aux soldats de l’avoir giflé. Notre père « lutteur pour la liberté » se forçait d’expliquer comment l’amour pour ses enfants dépasse son propre orgueil. Ce jour-là, il grandit à mes yeux.

Quatorze ans sont passés depuis la dernière fois que j’ai vu mon père. Comme aucun de ses fils n’avait l’accès à Gaza isolée, il était forcé de s’arranger par lui-même. Nous avons essayé de l’aider comme nous l’avons pu mais, à quoi sert l’argent si tu n’as pas accès aux médicaments ? Au cours de notre dernière conversation, il me disait qu’il craignait de mourir avant de voir mes enfants, je lui avais promis que je trouverais un moyen. Mais j’ai échoué.

Depuis que gaza fut assiégée, la vie mon père devint impossible. Ses maladies n’étaient pas suffisamment « sérieuses » pour les hôpitaux emplis de jeunes déchiquetés. Pendant la vague de violence la plus récente d’Israël, les plus grandes parties des hôpitaux servaient de salles chirurgicales, et il n’y avait pas de place pour un vieux comme mon père. Toutes les tentatives pour le faire transférer dans un hôpital mieux équipé en Cisjordanie n’ont pas réussi parce que les autorités israéliennes lui refusaient constamment l’autorisation.

« Je suis malade, fils, je suis malade », pleurait mon père lorsque j’ai parlé avec lui, deux jours avant sa mort. Il est mort tout seul le 18 mars, avec l’espoir de se réunir avec mes frères en Cisjordanie. Il est mort comme réfugié, mais comme un homme avec un orgueil indiscutable.

La lutte de mon père avait commencé 60 ans avant et elle s’est terminée il y a peu de jours. Des milliers de personnes à travers Gaza sont descendues pour ses funérailles, des opprimés qui partageaient sa situation, ses espérances et ses luttes, en l’accompagnant au cimetière où il est resté pour reposer en paix…Même un grand combattant mérite un moment de paix.

Ramzy Baroud (www.ramzybaroud.net) est auteur et éditeur de PalestineChronicle.com. Ses travaux ont été publiés dans de nombreux journaux et revues dans le monde. Son dernier livre est La Deuxième Intifada Palestinienne : Une Chronique de la Lutte d’un Peuple (Pluto Press, Londres).

Traduction : Garcia Esteban


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